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31 octobre 2012 3 31 /10 /octobre /2012 00:00

Ciel-etoile-et-lune.jpg       

LUNA

 

          Dans le bruit envahissant du roulement régulier du train, Luna se laisse submerger. Elle est lessivée, H.S., anéantie. Les bras lui en tombent d’hébétude. Elle imagine ne jamais se remettre de ces mots qu’on lui a jetés, à la hâte, sur le quai de la gare, dans les secondes qui ont précédé, avec un claquement sec et définitif, la fermeture des portes. « Jean a disparu ! ».

Jean a disparu dans la nuit brune des voyages sans retour...

Jean… Jean… Jean… Le souffle coupé par l’émotion, elle hoquète son nom. L’air lui manque.

         Seule dans son compartiment, elle a laissé choir ses bagages et a abaissé, en un geste lourd de colère et de peine, le battant de la fenêtre. Le vent, en mugissant, s’est engouffré par l’ouverture béante. Il siffle, rageur, emportant en folles spirales quelques vieux papiers oubliés là. Dans un rayon de soleil, des grains de poussière, comme pris de folie, voltigent, tournoient en tous sens. Dans la tempête de l’étroit habitacle, les mèches de Luna glissent, tombent, se dérobent, s’entremêlent, tandis que sous son crâne, dans son cœur, son corps, un ouragan d’émotions fait rage.

          Alors pour se libérer de ce qui menace de l’engloutir, de toutes ses forces, dans un cri violent et déchirant, comme dans un ultime appel, elle hurle son nom. JEAN !  

 

          C’était un brave gars, un gros-bras, un dur à cuire, et il avait fière allure. Les filles attablées ne se lassaient pas d’admirer le roulement de ses épaules, quand il passait, le samedi soir, devant le café, pour venir la chercher. Elles le regardaient, l’épiaient, le zieutaient, le reluquaient et plus d’une rêvait de s’occuper de sa lessive. Dénouer autour de son cou ce petit foulard qui lui donnait cet air canaille… Faire glisser sa chemise… cette chemise qui abritait son grand cœur d’artichaut penchant tantôt pour l’une, tantôt pour l’autre, incapable de refuser, de décider, de trancher.

       Ca lui était égal à elle, ces murmures, ces œillades, ces sourires décochés à son intention. Elle aimait à croire qu’avec elle, Luna, c’était différent,  que ça l’avait toujours été. Dès les premières minutes.

 

         Elle, Luna, aimait danser dans la nuit, puis s’en revenir, seule, par la campagne. Elle coupait à travers champs, s’enivrait des odeurs, des chuchotements, des frôlements. Légère d’une belle et joyeuse fatigue, elle avait pris l’habitude, à mi-chemin, de s’adosser dans l’obscurité profonde d’un vieux cèdre pour contempler le firmament. C’est ainsi qu’elle l’avait découvert, par une chaude nuit d’été, dans la lumière blanche de la lune à son zénith, les pieds ancrés dans la terre et le nez dans les étoiles. Jean.

           Quelle magie avait opéré ce soir-là et les soirs qui suivirent ?

          Couchés dans l’herbe jour après jour gorgée de chaleur estivale, le regard perdu loin au-dessus d’eux, ils ne s’étaient jamais rencontrés cet été là alors que dans le noir.

 

          Au fil des années, leurs vies s’étaient mêlées. Certes,  chacun de leur côté, dans les heures bruyantes, effrénées et contraignantes des journées de labeur, ils s’étaient appliqués à construire, à conduire leurs vies chargées d’ambitions et de rêves. Lui, toujours un peu papillonnant dans tout ce qu’il entreprenait, elle, plus sérieuse, plus calme et posée

          Dès qu’ils le pouvaient, ils s’en échappaient pour se retrouver. Ils partaient alors en grandes et vigoureuses enjambées, comme pour fuir leur quotidien, sur des sentiers inconnus qu’ils exploraient ensemble.

        Comme elle les attendait ces moments-là ! Auprès de lui, avec lui, elle se sentait tellement vivante ! Quand ils partageaient la fraîcheur des petits matins, alors que le brouillard, en langues mouvantes, venait lécher la plaine… Quand, couchés l’un près de l’autre dans l’herbe haute, proches à se frôler, à s’effleurer, ils scrutaient le vol des oiseaux qui, à chaque automne, animaient le ciel. Vivante comme jamais !

           C’est lors d’un de ces instants délicieux qu’elle avait eu cette certitude. Ils attendaient côte à côte l’étincelante beauté du jour émergeant lentement de l’horizon, quand, dans une fulgurance,  elle avait eu cette évidente intuition. Jean. Son âme sœur. Son one and only one. Son Homme à elle, fait pour elle. C’était lui.

         Comme la lumière montante qui donnait à chaque creux du chemin, chaque brin d’herbe, une réalité aigüe, Jean agissait sur elle comme un révélateur. Auprès de lui, elle était  dotée d’une acuité nouvelle. Les couleurs étaient plus vives, le vent plus caressant, le monde plus brillant. Du plus profond d’elle montaient des tsunamis d’émotions, des tornades de sentiments qui l’emportaient, menaçaient de la submerger. Les pensées dans sa tête tournoyaient, n’en finissaient plus de se faire et se défaire. Tout cela était trop. Trop nouveau. Trop intense. Trop effrayant aussi. Il valait mieux qu’elle dompte d’abord tout cela, qu’elle apprivoise ce volcan qui s’éveillait en elle et qui menaçait d’emporter les derniers lambeaux de sa raison.

          Le temps était passé sans qu’elle n’en dise rien, sans qu’elle n’en montre rien. Sa tête s’était emplie de rêves de sensualité, de voluptés. A chaque frôlement impromptu de leurs mains, de leurs corps, la peau lui brûlait. Elle devenait attentive à chaque détail. Ce grain de beauté, là, au creux de son cou où elle rêvait de poser les lèvres, et y humer l’odeur chaude, intime du corps. Ces petites ridules aux coins des yeux complices et tendres. Ses lèvres pleines qui s’ouvraient dans des éclats de rire qui la chaviraient. Dès que le vent agitait ses boucles brunes, elle devait serrer les poings dans ses poches, tant la suppliciait l’envie d’y glisser la main, d’y mêler ses doigts.

 

         Et puis… Et puis la vie… Ils leur avaient fallu partir. Elle, à Paris. Lui, au-delà des mers. Un an. Luna s’était raisonnée, presque soulagée. Un an lui permettrait de reprendre les choses en main, lui donnerait le temps, du temps. Elle ne savait pas trop pour quoi. Mais ça serait un an pour elle, pour se retrouver peut-être ?

          Les kilomètres n’avaient rien aboli mais elle avait trouvé un peu d’apaisement. Loin de lui, les sentiments étaient restés intacts. Le tumulte du corps, de l’âme s’était apaisé. Mis en sourdine. Comme sur un piano. La pédale est enfoncée, le son est assourdi, mais la musique est toujours là. Ils s’étaient écrits, préservant ainsi leur vibrante complicité. Elle avait goûté à l’attente impatiente, au délicieux plaisir de la pensée couchée sur le papier, avait fait rouler voluptueusement sous ses doigts des mots chargés de tendresse, de rires, de manque. Ils avaient nourris leur propre histoire de toutes ces phrases jetées en un pont, comme un arc en ciel au-dessus de l’océan. Enfin ils avaient convenu, dans un même élan, de se retrouver sous le ciel étoilé, dans l’ombre du grand cèdre. Le jour avait été fixé, mais point l’heure afin de préserver le plaisir de se surprendre.

           L’été était arrivé. Le cœur impatient, affolée, elle avait pris ce train. Ce train vers lui. Mais la nouvelle était tombée. Son avion s’était abîmé en mer et n’avait laissé aucun survivant. Jean… Jean… Jean… englouti dans les eaux noires de l’océan. Trou noir. Trou béant dans lequel la raison de Luna menace de sombrer.  

 

          Au milieu de la tempête de chagrin, de colère, de douleur qui la ravage, Luna, pour ne pas céder à l’envie de hurler jusqu’à la folie,  tente avec obstination de s’accrocher à cette petite lueur qui s’est mise à luire faiblement en elle, à mesure que les roues du train, dans leur insupportable vacarme, la rapprochent de chez elle. Gala ! Elle irait auprès de Gala !

          L’image est précise. Gala serait seule dans le lavoir. Les bras meurtris de tout le linge qui était passé entre ses mains jadis et qu’elle avait battu, tapé, roulé, tordu, essoré. Son visage buriné, presque tanné, si  fripé, si ridé qu’il n’en avait plus d’âge, le dos courbé, plié en deux, les mains posés sur ses genoux, elle serait assise comme elle aimait le faire aux beaux jours, pour profiter de l’ombre du grand toit de lauze, goûter au silence rompu par le bourdonnement du vol paresseux de quelques mouches et par le chant des cigales. Gala l’aïeule, Gala la sage, dont on disait qu’elle se souvenait du pourquoi de chaque chose. Ainsi la trouvera Luna.

          Alors elle posera sa tête sur ses genoux tandis que les vieilles mains caresseront son visage pour y chasser les larmes. Quand la boule qui l’étreint, qui empêche l’air et les mots de passer, s’envolera, alors Luna posera tous ces pourquoi qui hurlent en elle. Pourquoi ? Pourquoi n’avoir rien dit ? Pourquoi un tel gâchis ? Pourquoi lui, l’avion, elle… Pourquoi poursuivre, continuer, recommencer … Pour quoi, pour qui…

          Sous les mains douces de la vieille femme, le réconfort de sa voix, dans la caresse du vent d’été, le bruissement des peupliers, l’odeur des blés murs, de la menthe fraîche qu’on a foulé, dans le rouge du coquelicot, le vol majestueux et silencieux des hérons, dans l’eau fraîche qui ruisselle et clapote, la coccinelle sur la pierre, le murmure du ruisseau, Luna trouvera l’aide qui lui manque pour puiser au plus profond d’elle l’envie de vivre encore.

VLG

 

Coquelicot dans champs de blé

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