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19 février 2014 3 19 /02 /février /2014 00:00

 

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    Le vent souffle, siffle sans interruption depuis le début du jour. Il étire les nuages, les déchire, les pousse, les tire dans le ciel. Tels des moutons affolés, ils se précipitent, fuient à l’intérieur des terres. Une tempête se prépare.  Au loin l’horizon se  noie, disparait entre la noirceur du ciel et de l’océan mêlés.

    Depuis son promontoire, à l’extrémité de cette pointe de terre qui fend les flots telle une étrave, une fillette insouciante contemple d’un œil ravi le spectacle mouvant qui s’offre à elle. Elle aime ce jeu de cache-cache entre le soleil et les nuages dont elle voit les ombres courir à la surface de l’eau. La mer se pare de couleurs changeantes. Le vert émeraude côtoie le bleu sombre et le gris ardoise. Les vagues s’ornent de fines dentelles. Leurs crêtes mousseuses et blanches dansent dans un ballet gracieux qui la charme. Zoé les regarde approcher, en choisit une et tente de la suivre des yeux le plus longtemps possible. Elle retient son souffle quand enfin elle vient éclater en gerbe bruyante contre les noirs rochers. Depuis son abri, au creux d’une aspérité de la pierre, l’enfant bat des mains, rit de cette peur piquante au milieu de sa joie. Personne ne sait qu’elle est là et c’est tant mieux ! Elle est fatiguée de ces discussions d’adultes. Ils parlent d’elle comme si elle n’était pas là. Et Zoé par ci, et Zoé par là… Les mots volent au-dessus de sa tête. Elle ne comprend rien de tout ce que cela peut vouloir dire. Mais l’inquiétude qui perce dans la voix de son père lui donne envie de pleurer, et la colère qui gronde sourdement dans celle de sa mère la blesse sans qu’elle sache pourquoi. Les gens disent d’elle qu’elle ne saura jamais lire, ni compter, ni rien ; qu’on peut bien consulter tous les médecins de la terre, on n’y changera rien ; qu’elle est née sous une mauvaise étoile et qu’il faudra toujours quelqu’un pour veiller sur elle.

    — « Zut ! Mazette et Zèbre gris ! » Zoé en avait eu assez et était partie. « Ze vais leur montrer que ze peux me débrouiller toute seule. Quand ze reviendrai, ils ouvriront des yeux comme des citrouilles, tellement ils seront épatés et fiers. Ils arrêteront de parler. Ça fera du silence. On entendra zuste le ooooooh tout doux qui sortira de leur bouche ronde. » 

    Zoé sourit de cette image dans sa tête. Le vent fait voltiger ses cheveux en tous sens. Elle aime ces petits chatouillements tout autour de son crâne. Les herbes dansent et ploient dans l’air mugissant. Un cri dans le ciel… De son regard émerveillé, elle suit le vol silencieux de trois goélands qui planent au-dessus d’elle.

 

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    Il s’appelle Barnabé. Mais à vrai dire, il n’en est pas certain. Cela fait tellement longtemps que son prénom n’a pas résonné à ses oreilles qu’il l’a presque oublié. Tout recroquevillé sur sa chaise, les coudes posés sur les cuisses, son menton mal rasé dans la paume de ses deux mains, il s’est posté depuis le matin si près de la fenêtre qu’il peut sentir le filet de vent qui filtre dans les boiseries mal jointes. Peu importe cet air glacial qui lui raidit les membres. Il en a eu la certitude dès qu’il a ouvert l’œil. Aujourd’hui, au milieu de sa solitude, quelqu’un allait venir. Alors il s’est posté là et n’en bouge pas. Il attend.

    La force de l’habitude le rend aveugle au décor qui se dessine derrière la vitre. Sa vieille ferme a perdu son éclat d’autrefois. Dans la cour, les mauvaises herbes ont poussé entre les pavés gris au point de les cacher à certains endroits. Les branches du vieux pommier ploient jusqu’à terre. Une d’elles a fini par se fendre, puis se briser sous le poids des fruits que plus personne ne vient cueillir. Les clapiers, abandonnés depuis longtemps sont couverts de mousse verte. Exposés à toutes les intempéries, le tracteur, la vieille charrue, les outils, tous ont rouillés, oubliés là. Un soir de tempête, le vent s’était engouffré entre les planches mal jointoyées de la grange et d’un coup, d’un seul, tel un géant hurlant et vociférant, il avait arraché le toit de tôles ondulées. Barnabé s’en souvient. Ce soir-là la lumière peinait à traverser la couche de nuages. Le ciel était gris de plomb. Le monde alentour avait pris une teinte verte, ou bleue peut-être…. Barnabé ne saurait plus le dire. Par contre, derrière sa fenêtre, il ne s’y trompe pas. À cet instant précis, il a de nouveau, comme jadis, cette même et étrange impression de se trouver au fond d’un aquarium.

    Un éclair illumine le paysage. Presque instantanément un coup de tonnerre explose. Les vitres en tremblent. Barnabé sursaute violemment. Il se retrouve, sans même s’en rendre compte, debout. Son cœur bat la chamade. La tempête est là. L’orage hurle au-dessus de lui. À coup sûr, la foudre n’est pas tombée bien loin. Tordant le cou, il tente vainement d’apercevoir quelque chose dehors. Au cœur de la tourmente, la nuit semble être brutalement tombée. L’obscurité envahit la pièce. Une pluie violente, dense, s’abat sur la terre, martèle les carreaux de la fenêtre dans un vacarme assourdissant. Impossible de rien voir. Il ne reste plus qu’à attendre. Barnabé les connait bien ces tempêtes à l’approche de l’hiver. Elles ne l’impressionnent plus. Il connait leur pouvoir de destruction, mais pour ce que ça lui fait, à lui. Ca fait belle lurette qu’il laisse tout aller à vau-l’eau. La vie ne lui a rien apporté de bon. Il a eu son quota de malheur. Le ciel peut bien lui tomber sur la tête. Qui sait ? Il s’en trouvera peut-être mieux.

    Il s’est trompé. Cette intuition ce matin, ça avait été du grand n’importe quoi. Qui donc maintenant pourrait bien venir, avec un temps pareil qui gardait chacun prisonnier chez soi ? Il est fatigué, Barnabé. Tellement fatigué. Fatigué de solitude, de chagrin, de manque d’espoir…  Prenant appui sur le rebord de la fenêtre, Barnabé, amorce un geste pour s’assoir, prêt à se laisser tomber de lassitude sur la chaise qu’il a placé là ce matin.

    Dehors, un mouvement, un éclat blanc vient suspendre son geste. Quelque chose, quelqu’un, vole, court dans le noir. Barnabé rage de ne pouvoir mieux voir. Les éléments en furie l’aveuglent, l’assourdissent. Il se précipite vers la porte. Le vent couche la pluie à l’horizontal. En quelques secondes Barnabé est trempé, le pallier inondé. Il n’en a nulle conscience. La lumière éclatante d’un éclair déchirant le ciel lui a révélé l’improbable. Il reste les bras ballants, hébété, ahuri tandis qu’une fillette, roulant des yeux affolés, la bouche ouverte de terreur, court à perdre haleine vers lui, et s’engouffre avec la tempête dans sa maison.

    Sa stupeur passée, Barnabé repousse violemment le vent dehors en refermant la porte. Et ça fait comme du silence. Plus rien ne bouge au-dedans.

    La pièce baigne dans l’atmosphère immobile que seule vient rompre la respiration hoquetante de l’enfant. Dans la pénombre, Barnabé la devine terrée, recroquevillée sous la lourde table de cuisine. Il reste là, immobile, impuissant et bouleversé. Il ressent la détresse de la fillette mais il ne sait que faire.

    Dehors, le vent, tel un monstre hurlant et terrifiant, semble vouloir tout briser. Il s’acharne à vouloir entrer. Il s’infiltre en sifflant dans les moindres interstices, les moindres failles. Des tuiles arrachées s’envolent. Un volet claque violemment, inlassablement.

    Zoé, que la panique submerge, perd pied et se met à gémir. Au plus profond d’elle-même, un cri violent, encore silencieux, est en train de naître. Il enfle, gonfle, monte dans sa gorge. Soudain, une présence près d’elle la fige. Barnabé, sans plus réfléchir, s’est glissé à son tour sous la table. Il ne fait pas un geste. Dans l’obscurité, il la rassure de sa voix basse et vibrante. Instinctivement il a retrouvé ce ton apaisant dont il usait pour calmer ses bêtes au moment du vêlage. « Là… là… là… ». Cette litanie monocorde et douce berce Zoé et calme sa terreur.

 

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    Le temps passe. La tempête s’éloigne. Ne subsiste que l’éblouissante clarté des éclairs qui inonde encore la pièce de loin en loin, et le grondement assourdi du tonnerre.

    Zoé relève la tête et observe le vieil homme. Une barbe de trois jours lui mange la figure. Ses cheveux hirsutes encadrent un visage ridé et buriné. Les yeux délavés qu’il pose sur elle, plein de désarroi et de douceur, achève de rassurer Zoé. Si elle est incapable de reconnaître les lettres que sa maîtresse de l’Institut essaie de lui apprendre, elle sait lire les visages et devine l’âme qu’ils abritent. Cet homme-là est bon, elle le sent. Bon, et plein d’un chagrin qui prend toute la place.

    Sous le regard franc de l’enfant, Barnabé ne sait plus quelle contenance adopter. Il s’extirpe du dessous de la table et appuie sur l’interrupteur. Rien. Pas de courant. La tempête a dû faire tomber quelques poteaux électriques. Il s’en va farfouiller dans un des tiroirs du vaisselier et déniche une bougie qu’il allume en grattant une allumette. Quand il se retourne, Zoé est debout contre la table et esquisse un sourire qui semble illuminer la pièce.

    « Whao ! Une bouzie ! Comme un anniversaire ! Ze m’appelle Zoé. Et toi ? ».

    Barnabé en silence l’observe et s’attendrit. Il s’en étonne lui-même. Quelle singulière gamine, avec sa drôle de figure ronde aux yeux bridés !

    — « Tu parles pas ? Tu sais pas ? Moi, ze sais. Ze sais pas lire, pas écrire, mais ze sais parler. Les zens disent que ze suis née sous une mauvaise étoile. Ze sais pas pourquoi y disent ça. Ca fait pleurer Maman. Et moi, z’aime pas ça ».

    « Il n’y a personne qui soit né sous une mauvaise étoile. » bougonne Barnabé, «  Il n’y a que des gens qui ne savent pas lire le ciel ». Il se demande d’où ça lui vient un truc pareil. Il croit vaguement se souvenir que c’est une parole de moine tibétain, mais ne se souvient plus où il a pêché ça.

    — « Ah, bah si tu parles ! Mais pas très bien je trouve ! On comprend rien de c’que tu dis. Tu dois parler plus fort et ar-ti-cu-ler !! Joséphine, l’orthophoniste, elle te dirait ça. C’est sûr ! À moi elle a appris à mieux dire. Je suis devenue super forte pour ar-ti-cu-ler. Écoute ! Pa-pi-er, pi-a-no, pa-ni-er, pa-pi-er, pi-a-no, pa-ni-er… »

    Barnabé observe le visage de cette fillette toute blonde que l’effort à réaliser l’exercice déforme. Il se sent le cœur épris de cette enfant dont plus rien ne semble vouloir arrêter le flot verbal. Les mots roulent et coulent de sa bouche, intarissables. Ils font comme des vagues de douceur dans l’oreille de Barnabé qui n’a plus parlé à quiconque depuis bien longtemps. Cette Zoé-là, qui en quelques secondes, à la vitesse d’un éclair, lui est entré dans le cœur, il ne veut plus qu’elle en sorte. Il n’en peut plus, il n’en veut plus de sa solitude. Cette gamine pétillante, étincelante lui donne des envies de revenir à la vie.

    — « Et ça, tu sais le dire ça ? Ze veux et z’exige seize chemises fines . C’est très dur et z’y arrive presque ! »

    Barnabé éclate de rire. Les yeux de Zoé s’assombrissent.

    — « Toi aussi, tu te moques de moi ! »

    — « Mais non, mon étoile filante, je ris parce que je suis content que tu sois là ! Allez, assieds-toi, je vais nous préparer un bon lait chaud pour nous remettre de toutes ces émotions. Nous verrons plus tard comment prévenir et rassurer tes parents. »

    À nouveau, un sourire illumine le visage de la fillette.

    — « Je m’appelle Barnabé. » dit le vieil homme. « Tu es la bienvenue chez moi Zoé. »

 

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