Monsieur Edouard
Édouard, claque la porte violemment, descend les escaliers quatre à quatre, et part marcher dans son quartier en quête de copains. Il est énervé.
Il a laissé sa meuf à l’appartement en train de crier après lui, une nouvelle fois.
Elle crie du matin au soir depuis trois mois, pour tout, pour rien, le travail, l’argent, la gamine, les courses, la voiture en panne, enfin la litanie habituelle.
Il n’en peut plus.
Il s’est échappé au premier reproche cette fois-ci pour éviter d’avoir envie de lui envoyer son poing dans la gueule, pour la faire taire.
Dehors, l’air frais de novembre lui fait du bien. Le soleil caché par des nuages lourds a commencé sa descente derrière la barre des immeubles posés en carré, Edouard n’en a que faire. Yeux rivés sur le macadam, il marche, respire, remplissant ses poumons à fond, et tente de détendre ses épaules en s’ébrouant comme un chien.
Il prend son paquet de tabac dans la poche, reste cinq cigarettes, il ne tiendra pas la soirée.
Il a ralenti le pas peu à peu et se dirige naturellement vers son bureau de tabac au carrefour des quatre routes.
Le bruit de la circulation automobile sur la bretelle de l’autoroute tout proche arrive en sourdine, il ne l’entend pas.
Il faudrait qu’il trouve Marc, pense-t-il, pour lui demander s’il peut lui filer de l’herbe pour ce soir. Mais Marc est un peu insaisissable, parti ici ou là, à faire on ne sait quoi ou alors, du business comme il dit.
Il y a aussi l’ardoise qu’il lui doit … combien lui a-t-il rappelé l’autre jour ? Edouard ne sait plus trop, ne sait pas, ne veut pas savoir ce soir, tout simplement.
Passant devant la pharmacie, il aperçoit sa silhouette dans la vitrine.
Il a une tête à faire peur, avec son teint vert olive, sa casquette vissée très bas sur le front, sa barbe noire de huit jours, son profil taillé un peu à la serpe. Il n’incarne guère la joie de vivre.
Il a beaucoup maigri depuis le début de l’année, cela accentue ses traits anguleux, il semble même un peu moins grand, voûté quasiment.
A trente huit ans, c’est un peu tôt pour se courber. Il n’est pas encore un petit vieux.
Il se redresse quelque peu, se dit pour l’énième fois qu’il faudrait qu’il trouve un vrai boulot, bien payé et qu’il s’y tienne. Mais les patrons sont tous des salauds, ils se débarrassent de lui au moindre retard du matin, à la moindre absence…
Ah ! Ils peuvent pas comprendre, eux, ils ont des bagnoles qui démarrent au quart de tour le matin, ils ont de la « tune » pour remplir le frigo et faire bouffer les gamins. Et puis leurs bonnes femmes sont belles, bien sapées, coiffées nickel, pas comme la sienne, sa Maryvonne au pull gris déformé, aux cheveux gras, jamais coiffés ou si peu.
Pourtant, il se rappelle, elle avait de l’allure quand il l’a rencontrée.
Il se souvient plus très bien comment ils ont fini par se mettre ensemble, y a tout juste deux ans.
En fait, si, il avait des problèmes pour payer son loyer, oui, c’est ça, elle était sympa, ils sont sortis deux trois fois avec les potes, elle lui a proposé de venir chez elle, ils n’auraient qu’un seul loyer pour eux deux, ils se plaisaient bien, il y est allé, voilà. !
Au début ils étaient bien, heureux ? Il sait pas trop, enfin il lui semble.
Edouard ne sait pas très bien comment, mais elle est tombée enceinte. Elle prenait la pilule pourtant, il croyait.
Ça c’est les histoires de bonnes femmes, c’est trop compliqué pour lui.
Sa gamine va avoir quatre mois la semaine prochaine.
Elle est toute mignonne Soizic, il l’aime bien, mais faut toujours plein de trucs pour elle. Il ne pensait pas que c’était si compliqué les gamins. C’est Maryvonne aussi, qui achète tout un tas de fourbis, pas sûr qu’elle a besoin de toutes ces babioles…et puis faut plus fumer à la maison, rapport à la petite.
Il dépasse le bar « la pause », pas grand monde, personne de connaissance à l’intérieur, pas de Marc à l’horizon.
Il doit encore être en vadrouille, va-t-il le trouver ce soir ? Et où ?
Tout près, il y a le local de ce docteur qu’il a vu une fois, un médecin qui propose des séances d’hypnose.
Ils ont bien rigolé avec ses copains quand ils ont entendu ce truc de « ouf » L’hypnose ! Tu te rends comptes…. Une histoire à dormir debout ! Faudrait faire ça avec les keufs pour pas avoir d’embrouille.
Il a quand même cherché dans son dictionnaire, celui du collège qu’il a tenu à garder, oui, oui des fois il cherche des mots dedans, puis un autre mot.
Il a regardé à hypnose, il en a conclu que ça ressemble un peu à un magnétiseur.
Il a été rassuré.
Edouard n’a rien dit à personne mais il est allé le voir en douce, le docteur, si ça marchait après tout.
Le médecin est sympa, pratiquement du même âge que lui on dirait. Pas le genre costard cravate, heureusement.
Pour lui les choses ont dû être faciles, forcément, sûrement un fils de bourge !
La première consultation a été paperasse et baratin, tout ce qu’il déteste.
Il sait bien qu’il devrait arrêter tous ces cocktails pour s’en sortir, mais c’est facile à dire, il est pas à sa place le toubib.
Pour décrocher c’est dur, puis y a les copains.
Le soir, lui, il rentre bien au chaud dans sa maison, doit avoir une femme superbe qui l’attend au coin de la cheminée. Il a sûrement une belle baraque à la campagne, peinard !
Les lampadaires commencent à s’allumer le long des trottoirs et dessinent des carrés de lumière au sol; une pluie fine s’est mise à tomber. Il remonte son col.
Le voilà devant le cabinet du médecin.
Le toubib est quand même courageux pense-t-il, de s’être installé dans le quartier, le mur est « tagué » de toutes sortes de dessins et inscriptions. Le bâtiment est plutôt vieillot, façade lépreuse, les boites à lettres sont cassées à l’intérieur de la cage… C’est peut être cette raison qui l’a poussé à aller le voir, c’est comme dans son porche à lui, aussi « crade » et délabré, il est pas dépaysé !
Il sonne et entre. Le docteur est justement dans le hall.
Edouard se dirige vers lui sans hésitation et lui demande s’il peut le voir en vitesse.
Le praticien ne répond rien et le fait entrer dans son cabinet.
Il ne l’a vu qu’une seule fois, mais il les connaît bien ces gars en galère, désoeuvrés pour la plupart, qui « zonent » dans le quartier pratiquement vingt-quatre heures sur vingt-quatre.
Il sait aussi que la drogue circule largement dans le secteur, ou plutôt « les » drogues.
Pendant ses consultations, quelques jeunes parlent un peu, parfois, en demandant des conseils, en parlant de tout, de rien, du rhume qui les embête, ou du permis perdu, et un peu de leurs problèmes en tournant bien large autour.
Le docteur écoute, entend, détricote, note, mémorise, l’air de rien.
Celui-ci, Edouard, a fait l’effort de franchir sa porte, de venir poser des questions sur l’hypnose, on ne sait jamais ce qui peut se passer, une chance à ne pas négliger.
Installé depuis près de douze ans sur ce secteur de la ville le Docteur LEPUIS a vu les enfants devenir des adolescents puis, de jeunes pères de famille.
Il connaît certaines familles au grand complet : des parents aux jeunes enfants de la deuxième génération.
Les mamans racontent facilement leurs difficultés avec les ados, ça commence souvent à l’école. Elles sont désemparées, même dépassées par la rapidité où elles voient leurs marmots grandir.
Elles ont peur pour leurs filles. Elles se sentent impuissantes, démunies, face au phénomène de la drogue qui circule dans le quartier.
Leurs maris, quand il y en a, sont au travail, ou sensés y être, ils ne s’occupent pas de médecine.
C’est pas leur domaine.
En poussant un peu ses questions le docteur pourrait connaître les dealers qui « tiennent » le quartier.
Mais il n’est pas flic, ce n’est pas son job.
Edouard est là, devant lui.
Le docteur est debout. Il n’a pas le temps de le recevoir maintenant. Il lui demande :
« Qu’est ce qui vous amène » ?
« Je voudrais une séance d’hypnose » !
« Ah ! Mais on ne peut pas faire une séance, là tout de suite, en vitesse, parce que vous en avez envie. Il faut prendre un rendez-vous, prévoir du temps, qu’on organise un peu les choses avec la prise en charge »
Edouard est un peu refroidi par le ton cassant et le discours sévère de ce début de conversation.
Le médecin lit alors dans les yeux noirs et cernés du patient, un moment de détresse ou de découragement.
Il se reprend :
« Qu’est ce qui se passe » ? lui demande-t-il
« c’est ma femme, elle me casse la tête, ça va pas. »
« Mais, c’est vous qui êtes là, qui dois-je soigner vous ou votre épouse » ?
Edouard relève la tête pour regarder le docteur : son épouse ? C’est bien la première fois qu’il entend ce mot pour désigner Maryvonne.
« On n’est pas marié répond-il – Non, non, c’est moi, je suis pas bien, je me sens bizarre»
Le docteur ne pose pas la question qui lui brûle les lèvres, mais il pense qu’il est peut être en manque, ce qui veut dire qu’il peut devenir violent en cours de soirée.
Il ressort consulter son agenda au secrétariat, soupire longuement, et revient en proposant :
« Revenez pour 19h30, dans une heure, on verra ce qu’on pourra faire ensemble »
Edouard, soulagé subitement de ne pas se faire proprement renvoyer, lui tend la main esquissant un : « merci, à tout de suite »
Il sort presque heureux du cabinet, il a une heure à « tirer »
Il allume une cigarette, sans s’éloigner du local, en grille une deuxième immédiatement aussitôt : ne pas repartir d’ici se dit-il comme si sa planche de salut se trouvait là.
Il tourne dans la rue d’à côté histoire de faire quelque chose, pour revenir une demi-heure après au pied du cabinet.
Il entre et prévient la secrétaire :
« Je suis en avance, le docteur m’a dit de revenir, je préfère attendre là »
« Pas de problème, lui répond la secrétaire qui enfile son manteau pour partir.
Edouard devenu presque loquace lui dit :
« La journée est finie » ?
« Oui ! Bonne soirée Monsieur »
Il est toujours surpris d’entendre les gens polis s’adresser à lui, en lui donnant du Monsieur !
Avec la certitude d’être reçu par le docteur, son anxiété s’est quelque peu apaisée.
Il allonge ses jambes et feuillette une revue prise sur la table basse.
Puis le tour d’Edouard arrive enfin, le docteur a l’air pressé, pas commode.
Il lui demande de se dévêtir un peu, de s’allonger sur la table d’examen.
Edouard hésite et demande comment on fait pour l’hypnose.
« Je vais d’abord faire une consultation de base », attrape son stéthoscope resté à son cou.
« Je vais prendre votre tension, écouter vos poumons »
Ce que ne dit pas le médecin c’est qu’il est alerté par la maigreur du jeune homme, son teint cireux et son iris bordé de jaune, le blanc de l’œil injecté de sang.
La tension est élevée, ça râle dans les poumons.
Il palpe l’abdomen et sent nettement une masse importante sous ses mains à gauche.
Il pose quelques questions, qu’il veut légères en laissant courir ses doigts.
« Vous avez du travail en ce moment »?
« Non !»
« Et la petite, çà va mieux son otite » ?
« J’sais pas »
Les doigts sont revenus sur la masse sentie tout à l’heure, la trouve à nouveau. Pas possible que le patient ne se soit rendu compte de rien, c’est énorme.
« Vous avez mal là, demande le docteur, mains posées sur la grosseur ?»
« Un peu. »
« Et là ?»
Pas de réponse mais un rictus explicite.
« Depuis quand avez-vous remarqué cette bosse » ? demande-t-il à Edouard
« Trois, quatre mois »
« Pourquoi ne m’en avez vous pas parlé ? »
Pas de réponse.
« Vous mangez comment en ce moment ? Ca passe? Vous digérez bien » ?
« Ben ! Vous savez c’est souvent des nouilles, y a pas trop d’argent. Les allocations de ma femme, mes petits boulots, ça va pas loin »
Le docteur est déjà en train de rédiger une ordonnance pour une prise de sang en urgence et avoir les premiers bilans sanguins.
Il écrit un courrier pour un confère à l’hôpital. Vingt heures trente, il est trop tard pour appeler, les secrétariats sont fermés.
Il résume pour le jeune homme qui vient de s’habiller et dit en s’asseyant face au médecin :
« On fait pas d’hypnose alors ? »
« Ce soir on ne pourra pas maintenant, il y a cette grosseur qui m’embête un peu. Je vous prescris une prise de sang pour demain matin – vous y allez n’est ce pas ? Et vous revenez me voir demain soir avec les résultats. Je vais tenter d’obtenir un RDV à l’hôpital et je vous donnerai tout en même temps »
« Pourquoi l’hôpital ? » demande Edouard, qui n’aime pas la tournure que prend la consultation. Il va se barrer, et planter le Docteur là avec ses paperasses. Il voulait une séance d’hypnose.
« Je veux savoir ce que c’est que cette grosseur » répond le médecin.
L’ambiance déjà tendue est devenue à couper au couteau.
Le médecin se reprend :
« On fera une séance d’hypnose quand on aura tous les résultats, je vous le promets »
Il raccompagne le patient jusqu’à la porte. Il ferme le verrou ; il est épuisé.
Vingt et une heure !
Ranger ses affaires, laisser un message à la secrétaire pour demain matin : appeler l’hôpital, demander les résultats au labo dès quatorze heures, rappeler Edouard.
Il ferme sa sacoche, sent subitement toute la fatigue lui tomber sur les épaules.
Il lui reste la route à faire avant de retrouver sa femme et ses enfants.
La journée a été rude.
Il conduit tout en repensant à la dernière consultation : « une saloperie, c’est une saloperie, et même peut être bien avancée »
Il gare sa voiture à l’arrache, court presque pour embrasser les siens.
Il entre, la lumière est allumée dans le couloir, tout est éteint par ailleurs, plongé dans un silence inhabituel.
Il voit un post-it rose sur le bahut de l’entrée :
« Je suis partie au cinéma avec Chantal, marre de t’attendre. Les enfants sont chez tes parents, ils restent à dormir. Nathalie »
Il s’écroule dans le fauteuil.
« Ne pas prendre d’alcool, ne pas prendre d’alcool, tenir ! »
Il éclate en sanglots.
Mimo